BLEU. Histoire d'une couleur, Michel Pastoureau

Dans une autre vie, j’ai été médiéviste. Bien que cette période soit lointaine et révolue, elle n’en fut pas moins riche et passionnante. Cela remonte à une petite dizaine d’années et j’avais choisi -enfin j’avais été téléguidée, car les sujets de recherche, comme chaque impétrant l’apprend plus ou moins à ses dépends, ne sont vraiment jamais choisis que par le directeur de recherches dont il épouse les problématiques- un groupe de manuscrits épiscopaux du 11ème siècle. Je pensais m’orienter vers l’étude de peintures murales médiévales or la région comtoise n’en comptait plus aucune ou des fragments déjà étudiés. Pendant les 3 ans que durèrent les années de maîtrise et de DEA, j’ai lu, vu, bu, mangé, respiré, écouté, goûté, rêvé d’art carolingien et roman, jusqu’à l’indigestion. Une fois le contenu spécialisé englouti, j’avais atteint le trop-plein. J’ai fort heureusement observé un jeûne de quelques mois, puis, doucement je suis revenue à ce qui touche à l’histoire de l’art, et à tâtons j’avançai vers la période médiévale. Ma mémoire semblait fonctionner comme un catalyseur de données, les bénéfices de mes explorations artistiques, culturelles et littéraires étaient exponentielles, je me régalais des essais de Daniel Arasse, des théories picturales d’Antoni Tàpies, de la correspondance de Gertude Stein avec Pablo Picasso, des écrits non romanesques de Marguerite Yourcenar, des théories sur la peinture de Zola ou Stendhal.
Le nom chantant de Pastoureau (qui signifie aussi berger) me revenait régulièrement en mémoire, son ouvrage sur la symbolique des couleurs traînait chez mes parents, je le feuilletais pour mes cours d’arts plastiques au lycée. Je l’avais relégué dans la case baccalauréat dont je n’actionnerais plus le tiroir. Quoique… Un beau jour, son opus BLEU a connu un retentissement que nulle publication de ce petit-cousin de Claude Levi-Strauss n’avait éprouvé jusqu’alors. Les vitrines des librairies se paraient de cette couverture bleu Klein format carré ; la presse spécialisée criait au génie devant cette astucieuse somme consacrée à une couleur, abordée dans d’innombrables nuances et avec une érudition joyeuse. Tout Pastoureau était là, le savoir, la transmission, le plaisir de connaître et d’enseigner. Avec rigueur. Avec passion. Non sans humour. Le beau BLEU est intéressant à plus d’un titre.

BLEU. Histoire d'une couleur, Michel Pastoureau, Éditions du Seuil, 2002.

BLEU. Histoire d’une couleur, Michel Pastoureau, Éditions du Seuil, 2002.


 
Il balise l’histoire des couleurs dans les sociétés occidentales depuis les peintures pariétales, resserrant le cadre sur le début de l’époque chrétienne en Occident, mieux lotie en documents écrits et témoignages graphiques, plastiques et sculptés. Michel Pastoureau déroule le fil de la couleur bleue jusqu’à aujourd’hui, où elle est devenue « la couleur favorite des européens », rimant avec consensus dans le pire des cas, avec équilibre spirituel (parce que procurant un apaisement occulaire) dans le meilleur. Au fil du temps, le bleu est tantôt une couleur discrète, tantôt une teinte intense, synonyme de pouvoir.
Si je ne devais retenir qu’un aspect du livre, ce serait : la composante culturelle des couleurs. Une couleur est avant tout le résultat d’une construction sociétale, dont la perception diffère selon les civilisations. Ainsi les Inuits possèdent des dizaines de mots pour désigner le neige, puisque leur univers est fait de blancs… Une couleur n’est jamais une, elle échappe, fait son chemin, n’obéit jamais à un seul attribut. Juste après les fêtes de fin d’année et les atroces ‘jouets genrés’, d’aucuns peuvent se souvenir qu’il était une fois, le rose était la couleur portée par les hommes, et les figures de la Vierge se drapaient d’étoffes d’un bleu outremer intense…
BLEU. Histoire d’une couleur. Éditions du Seuil, 2002, 216 pages (2000 pour la première édition avec 90 illustrations). ISBN 2.02.055725.8
Bibliographie (très) sélective :
Le Petit Livre des couleurs, Michel Pastoureau, Dominique Simonnet, Panama, 2005. ISBN 2755700343.
La Bible et les Saints, Michel Pastoureau, Gaston Duchet-Suchaux, Flammarion (Tout l’art référence), 2006. ISBN 2080115987.
Le Cochon. Histoire d’un cousin mal aimé, Michel Pastoureau, Gallimard (Découvertes n° 544), 2009, 160 p. ISBN 2070360385.

Mots et toile

L'Amérique, Joan Didion

L'Amérique - Chroniques, Joan Didion, Le Livre de Poche, Biblio Essais, 2014.

L’Amérique – Chroniques, Joan Didion, Le Livre de Poche, Biblio Essais, 2014.


Accoudée à la portière de sa Corvette Stingray, Joan Didion, tout visage tourné vers le spectateur, mais le regard déterminé, comme toujours scrutant ses contemporains, fume une clope. La couv’ de L’Amérique – Chroniques en dit long sur cette femme aux yeux en amande et à la moue lippue. L’une des écrivaines les plus fines de l’Amérique de son temps fut tour à tour et simultanément journaliste pour la New York Review of Books entre autres, scénariste pour Hollywood, romancière (Maria avec et sans rien). Elle apparaît comme essayiste au lectorat français en 2007, tardivement donc, après des centaines de papiers publiés outre-atlantique, avec le titre L’année de la pensée magique. Il obtint le Goncourt de l’Essai et un retentissement critique et public.
Ici je me penche sur le recueil de onze chroniques rédigées des années 60 à 80, L’Amérique. Enregistrement des mouvements qui firent tressaillir l’Amérique enserrée par l’interminable Guerre du Viet-Nam et l’avènement des années-fric, ces onze textes tissent le portrait d’un pays désaxé, écartelé entre les conventions et les changements politico-économiques à venir. Avec son ton froid, distancié, presque clinique, Joan Didion retrace les errances de ses semblables, personnages marquants pour la plupart : les activistes des Black Panthers (Stokely Carmichael et Rap Brown), la panique qui gagne New-York au moment du viol de la « Joggueuse de Central Park », les Doors, les autoroutes autour de San Bernardino et Honolulu. Dans son écriture, Didion refuse tout sentimentalisme, ne cède jamais à la facilité d’une transcription journalistique plate. Elle dit, simplement, avec une puissance servie par des mots utiles, forts, bâtis en phrases monumentales parce qu’étayées et brutes, le monde dans lequel elle poursuit son existence.
Ce florilège de bons textes transcende l’imagerie pop, parfois mièvre et dégoulinante des États-Unis, dont la face cachée se révèle passionnante et riche de 1001 possibles. Californienne de naissance, passée par Big Apple, revenue à L.A., Didion trimballe son viatique d’Est en Ouest, et cette poignée de textes en témoigne, merveilleusement.
Joan Didion, L’Amérique – Chroniques, Le Livre de Poche, Biblio Essais, 2014, 329 pages. ISBN 978-2-253-15649-9

Mots et toile